Brest "allemande"
Dès leur arrivée à Brest le 19 juin 1940, les Allemands s’intéressent tout naturellement aux infrastructures portuaires et aux batteries côtières de la rade. Les formes de construction navale de l’arsenal reçoivent de nombreux navires de la marine de guerre allemande (Kriegsmarine) au cours du conflit. Les travaux de l’historien allemand Lars Hellwinckel illustrent la déception du commandement allemand en arrivant à Brest : "Des immenses quantités en matériel. L’armement pour la plupart détruit, les culasses manquent. Cuirassé Clemenceau achevé à 10 %. Trois sous-marins sabordés. Endommagements graves aux différentes installations. Beaucoup d’engins sabotés, grues, etc. Les ouvriers chôment. Partout grand désordre".
Dès juillet 1940, l’occupant travaillait à la construction d’une batterie à longue portée nommée Graf Spee située non loin de la pointe Saint-Mathieu. D’une portée effective comprise entre 21 et 28 km grâce à ses quatre canons Krupp modèle 1906 de 28 cm de calibre, elle devait permettre de défendre les approches du vestibule. Non loin de là, les batteries des Rospects baptisées Holtzendorff (sous casemate en avril 1942) et de Toulbroc’h voient leur camouflage amélioré. Le port de Brest reçoit aussi une importante défense antiaérienne composée de batteries de campagne en attendant des constructions permanentes en béton. Ballons captifs, les "saucisses" (une quarantaine d’entre elles étaient en permanence maintenues entre 200 et 1 500 m d’altitude), fumigènes de la Nebel-Abteilung et camouflage participent également à la défense de l’arsenal. Enfin, les aérodromes de Guipavas et de Lanvéoc-Poulmic (base aéronautique navale) sont investis par la Luftwaffe qui y construit de nombreux abris bétonnés. Divers types d’avions y enchaînent missions de reconnaissance (patrouilles maritimes) ou météorologiques, de chasse et de bombardement en Atlantique nord. Les bassins de Laninon, longs de 250 m, accueillent fin 1940 et en 1941 des croiseurs de bataille Scharnhorst, Gneisenau (sister-ship du Scharnhorst), Prinz Eugen et Admiral Hipper. En raison de leur présence en rade de Brest, le port et la rade subissent des bombardements aériens de la Royal Air Force. Du côté de l’île Ronde subsistent encore deux ducs d’Albe (caissons en béton réalisés par la Société des Batignolles) destinés au mouillage sous la pointe de l’Armorique du Bismark qui, associé aux croiseurs Scharnhorst et Gneisenau étaient voués à couler les convois de ravitaillement à destination de l’Angleterre (c’est le concept de nouvelle guerre de course dans l’Atlantique).
Der Atlantikwall, le Mur de l’Atlantique
Le 14 décembre 1941, suite à l’entrée en guerre des États-Unis, Adolf Hitler évoque la construction d’un nouveau Mur de l’Ouest (Neue Westwall) sur les côtes de l’Europe aux endroits les plus stratégiques : les Festungen doivent protéger les bases de sous-marins et les grands ports. Le commandant suprême de la Wehrmacht dans sa directive n° 40 du 23 mars 1942 précise :
"4. L’articulation des forces et l’organisation de la fortification doivent être établies de telle sorte que le centre de gravité de la défense soit appliqué sur les secteurs susceptibles de constituer les points de débarquement principaux de l’ennemi (territoire fortifié). Les autres secteurs côtiers, dans la mesure où ils sont menacés par des coups de main, même exécutés par de petites unités, doivent – si possible en s’appuyant sur les batteries côtières – être assurés par des points d’appui. Dans les secteurs de sécurité des points d’appui, doivent être incluses toutes les installations importantes sur le plan militaire et sur celui de l’économie de guerre. Les mêmes principes sont valables pour les îles avancées. […]
6. Les secteurs fortifiés et les points d’appui doivent, par la répartition des forces, la construction de fortifications et leur approvisionnement, être capables de tenir pendant une longue période, même en présence d’un ennemi supérieur en nombre. Les secteurs fortifiés et les points d’appui doivent être défendus jusqu’à la dernière extrémité. Ils ne doivent jamais se voir contraints à la capitulation par le manque de munitions, de ravitaillement ou d’eau".
Cette directive marque le lancement officiel de l’Atlantikwall, le Mur de l’Atlantique, à établir le long des côtes européennes, de la Norvège aux Pyrénées. Ces fortifications sont destinées à empêcher "une invasion du continent" par les Alliés depuis la Grande-Bretagne. À partir de juillet 1943 s’élève le Südwall sur les côtes méditerranéennes.
En Bretagne, la marine allemande s’approprie les ports de Saint-Malo, Brest, Lorient et Saint-Nazaire. Le Festungsbereich Brest, littéralement le "domaine de la forteresse de Brest", englobe plusieurs communes. D’ouest en est, Plouzané, Saint-Pierre-Quilbignon, Guilers, Brest, Bohars, Lambézellec, Saint-Marc, Gouesnou, Guipavas, Le Relecq-Kerhuon et Plougastel-Daoulas. Issue de la Verteidigungsbereich, "région défensive" de Brest, la Festung regroupe en 1944 la totalité des ensembles fortifiés qui concourent à la défense d’un même point, ici, le port et la base de sous-marins (Unterseeboot Bunker) dont la construction a débuté en 1941. Dès juillet de la même année, la base de sous-marins de Brest était opérationnelle. Dans une rade de Brest élargie de Morlaix à Quimper, le Mur de l’Atlantique compte, dès juillet 1943, 5 784 édifices sur 8 386 programmés.
Le Mur de l’Atlantique à Brest et en rade. Retour aux sources : quelques chiffres
"Notons ici une particularité de l’Atlantikwall par rapport à d’autres types de fortifications : les défenses allemandes étant constituées d’une succession de points d’appuis disséminés, eux-mêmes composés de nombreux ouvrages, on "recherche" le Mur de l’Atlantique alors que l’on aura plutôt tendance à "visiter" ou "explorer" un fort ou un gros ouvrage Maginot, dont la localisation est déjà bien connue", Alain Chazette, 2008.
Le programme de construction du Mur de l’Atlantique est lancé en août 1942. Des études préalables sont réalisées par les compagnies géologiques (Schutzstaffel Wehrgeologen-Kompanie) en vue de futures implantations militaires (routes, ponts, ports ou ensembles fortifiés) dès la fin de 1941. Les compagnies géologiques assurent l’approvisionnement en eau (Wasserversorgung) des ouvrages existants et à créer (défenses côtières). Pour ce faire, des hydrologues de l’armée contrôlent à intervalle régulier la qualité des eaux de surface et, au besoin, percent des puits pour l’alimentation en eau des installations. La dotation d’eau standard est de 20 litres par jour et par soldat en temps de paix et 10 litres en période de combat pour une durée de 21 jours. Leurs travaux consistent à analyser et évaluer la stabilité des sols et des falaises notamment par forage à 20 m de profondeur. Cette connaissance du terrain de chaque ensemble fortifié est retranscrite dans un rapport au Génie contenant : l’ordre de mission et le nombre de soldats affectés à l’ensemble, une description de la situation, un rapport géologique et hydrologique, la planification de l’alimentation en eau et une carte de situation. Les projets de blockhaus – die Bauwerke ("ouvrages") – sont numérotés suivant leur ordre de construction et leur emplacement sur le terrain est matérialisé par des piquets qui serviront au terrassement. Du fait de la réutilisation des bois de coffrage, les blockhaus d’un même plan-types ont construits successivement et non simultanément. Les compagnies géologiques ont également réalisé un inventaire des carrières (à ciel ouvert et souterraines) et grottes susceptibles de servir à d’éventuelles installations. En rade de Brest, des études géologiques ont ainsi permis de s’assurer de la faisabilité du percement des tunnels situés sous l’École navale (abris et hôpital), dans le secteur de la base aéronavale de Lanvéoc-Poulmic ou encore à la pyrotechnie Saint-Nicolas pour le stockage des munitions.
Au 1er novembre 1942, fin de la première tranche de travaux, Brest compte déjà 86 blockhaus sur les 232 programmés, ce qui représente 60 200 m³ de béton, la moyenne de volume de béton ayant été fixée à 700 m³ par ouvrage. Selon les estimations des ingénieurs militaires allemands, la ligne principale de défense (Hauptkampflinie, souvent abrégée en HKL) de Brest, longue de 25 km, compte alors 9 blockhaus par kilomètre. La carte générale des implantations de blockhaus programmées par les compagnies géologiques datant de décembre 1942 mentionne 133 postes de combat, 34 abris de type 502, un abri de type 501 (Penfeld), deux abris "infirmerie" de type 118 (Penarvaly, le Petit-Paris) et un abri de type 128 (Quéliverzan). Le secteur nommé Lambézellec au nord de Brest (correspond-il réellement à la commune homonyme ?) comptera également 110 blockhaus, principalement pour les batteries antiaériennes. À titre de comparaison, 375 bunkers sont programmés dans le secteur de Lorient et 109 réalisés à la même date. Fin 1942 se dessine aussi autour du port de Brest une nouvelle région défensive dont les points forts se dégagent à Morlaix (114 blockhaus programmés 177), l’Aber-Wrac’h et l’Aber-Benoît (73), Le Conquet et les Blancs Sablons (71), la pointe Saint-Mathieu (65), les pointes du Petit et du Grand Minou (33), en presqu’île de Crozon (où sur 136 ouvrages programmés 38 déjà sont terminés) et au sud à Audierne (14). En réalité, ce n’est que la première tranche d’un programme de fortification qui en compte quatre.
À partir de janvier 1943, c’est le lancement du Schartenbauprogramm : il s’agit de protéger les pièces d’artillerie des raids aériens alliés en les mettant sous casemate bétonnée. Selon les états de construction, en juillet 1943, les travaux de fortification ont bien avancé sur le groupe défensif côtier de Brest (incluant la presqu’île de Crozon), on compte alors :
- des constructions liées à la défense terrestre et/ou maritime (535) soit 19 murs antichars (Panzersperren) ; 614 postes de mitrailleuse (Offene M.G.-Stände) ; 232 postes d’observation et de mitrailleuse (Tobruk-Stände : types 58 c et d principalement) ; 59 postes de lance-grenades (Granatwerfer-Stände) ; 26 postes de lance-flammes (Flammenwerfer-Stände : type 64 a) ; 166 abris bétonnés pour canons et mitrailleuses (sous casemate : types 505, 515, 630, 642, 667, 669, 671, 677, 680 ; sous cloche blindée : types 114a Neu, 633, 634, 648 et 664 ; en garage : types 601, 626, 629 ou en encuvement : type 600) ; 36 bunkers de combat (Gefechts-Bunker) ; 16 postes d’observation (Beobachtung-Stellen : postes de commandement : type 117b et 120, M157 et 162, type 610 et 613) ;
- des constructions liées à la défense antiaérienne (279), soit : 246 encuvements (Flak-Geschützstände : types Flak 241, 243 a ou b, 304, 307) ; 33 positions pour projecteurs (Scheinwerferstände) ;
- des constructions liées à la logistique (936) : 584 soutes à munitions (Muni-Bunker : type 134, Flak 317) ; 297 abris à personnel (Wohn-Bunker : abris de type Vf 1a [Verstärkt Feldmässiger]), Vf2a, 501, 502, 127, 128 et 656 ; quelque 621 et 622 construits en 1944) ; 27 cantines (Verpflegungs-Bunker) ; 1 citerne (Wasseranlagen : type 646) ; 3 bunkers sanitaires (Sani.-Bunker : type 118) ; 6 postes de désinfection en cas d’attaque au gaz (Entgiftungsstellen) ; 10 bunkers de communication (Nachrichten-Bunker) et 8 bunkers pour machines (Maschinen-Bunker).
Au total, ce sont 1 750 blockhaus qui sont construits ou en construction en juillet 1943 sur 2 181 ouvrages programmés. Dans ces chiffres sont incluses à la fois les constructions semi-permanentes (1 à 1,5 m d’épaisseur) et permanentes (2 m et plus d’épaisseur de béton). Les constructions dites permanentes représentent 17 % des constructions programmées. Si 86 % des constructions semi-permanentes ont été construites ou sont en construction, seulement 43 % des constructions permanentes ont été construites ou sont en construction. Selon les catégories de bunkers, les différences de stade de construction sont très nettes : ainsi, il s’est agi prioritairement de construire entre août 1942 et juillet 1943 les abris à personnel et à munitions ainsi que les encuvements destinés à recevoir des canons antiaériens. Un réseau de plus de 100 km de barbelés a été implanté sur les 155 km prévus initialement.
Le maréchal Rommel, nommé inspecteur des fortifications en novembre 1943, est chargé de superviser les travaux d’achèvement du Mur de l’Atlantique et viendra inspecter les défenses de la rade de Brest. En janvier 1944, il devient commandant en chef chargé de la défense des côtes du nord-ouest de l’Europe (des Pays-Bas jusqu’à la Loire : Heeresgruppe B). Sur le secteur littoral de la 7e armée (Armee-Ober-Kommando / AOK 7) de la Seine à l’embouchure de la Loire (incluant les îles anglo-normandes), on recense plus de deux millions de mines en mars 1944.
Les instructions de combat (Kampfanweisung) de la forteresse de Brest nous donnent les plans-types et l’armement du front terrestre (Landfront) en mars 1944. On dénombre ainsi en construction 41 fortifications dont 25 casemates pour canon (classées par fréquence d’utilisation des plans-types : 667, 669, 677, 642, 671, 680 et une Sonder Konstruction), 3 abris de type 626 avec toit blindé (dont 2 toujours visibles en B 96 et B 109), 7 postes d’observation d’artillerie dont un de type 613, 6 abris à cloche blindée destinés aux points d’appui lourds de l’École navale, du Portzic et de la pointe des Espagnols (type 633, 664, 648 et 114a). Seuls les bunkers actifs, c’est-à-dire destinés à abriter des pièces d’artillerie ou directement liés à la conduite de tir ont été effectivement construits. L’édification de 21 autres blockhaus était prévue sur le front terrestre. Citons pour mémoire 13 abris à personnel de la série 600, 2 casemates pour mitrailleuse de type 630 (B 119 et C 49), un abri de type 648 (B 41) et un abri de type 114a (B 46). Les blockhaus de type Feldmässig (fortifications de campagne dont l’épaisseur de béton est moindre) représentent moins de 25% des ouvrages effectivement construits.
(Lécuillier Guillaume, 2011).
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