L’Idylle du Pont Kerlo

De tous les bourgs du voisinage

Baignés par le Scorff et l’Ellé,

Pourquoi donc, en pèlerinage,

Venir dans ce val isolé ?

Muets, l’âme tout attendrie

Qui cherchons nous au bord de l’eau ?

- Nous cherchons Brizeux et Marie

Jasant d’amour au pont Kerlo !

Car c’est là, dans l’herbe et la mousse

Qu’un jour le barde vint s’asseoir

Auprès de sa petite Douce,

Sa mignonne Fleur-de-blé-noir,

Ah ! dans ce décor de féerie,

Le naïf et chaste tableau

Que Brizeux courtisant Marie

A l’ombre du vieux pont Kerlo !

En se disant de tendres choses

Ils se prenaient le petit doigt

Et devenaient pâles et roses

Tour à tour, sans savoir pourquoi ;

Au loin, montait de la prairie

La chanson du petit Elô…

Comme Brizeux près de Marie

Etait heureux au pont Kerlo !

Aujourd’hui, comme un patriarche

Le vieux pont est debout toujours

Et, chuchoteuse, sous son arche,

L’onde du Scorff poursuit son cours ;

Toujours la même rêverie

Incline le même bouleau

… Mais, où sont Brizeux et Marie ?

Qu’en as-tu fait, vieux pont Kerlo ?

Un triste matin, le poète

Lance à sa douce un Kenavo . .

Et, des rêves de gloire en tête.

Il cherche un horizon nouveau !

Maï le pleure… on la marie…

Dieu lui donne un bel angelot…

Et jamais Brizeux ni Marie

Ne revinrent au pont Kerlo,

Depuis, Brizeux, de ville en ville

Traîna son nostalgique ennui

Jusqu’aux lieux mêmes où Virgile

Chanta la Nature avant lui ;

Partout sa harpe endolorie

Exhalait le bruit d’un sanglot,

Partout Brizeux voyait Marie,

Et regrettait le pont Kerlo !

La phtisie enfin, sur sa lèvre,

Imprima son baiser vermeil,

Et Brizeux grelotta la fièvre

Là-bas, au pays du soleil,

Loin de sa Bretagne chérie

L’Ankou vint le prendre au galop…

Il mourut, délirant : « Marie

Viens… je t’espère au pont Kerlo ! »

Bretons, chérissons la mémoire

Du poète au cœur tourmenté,

Et, de sa douce et triste histoire,

Tirons une moralité,

Puisque, par la lande fleurie,

Entre Nantes et Saint-Malo,

Nous avons tous une Marie,

Nous avons tous un pont Kerlo ;

Chapeaux bas, comme au seuil d’un temple,

Ecoutons le barde d’Armor :

« Ah ! qu’elles cous servent d’exemple

- Nous dit-il, - ma Vie et ma Mort !

C’est dans les « petites patries »

Que les seuls bonheurs sont enclos :

Aimez vos petites Maries,

Ne quittez pas vos ponts Kerlos ! »